L'écriture dans la formation des Etats
et l'élaboration des systèmes
L'écriture a été le premier vecteur de la construction des Etats, des différentes nations, du vaste empire chinois mais aussi de nombreux systèmes sur lesquels repose la vie sociale et sans lesquels elle se prive de ses meilleurs moyens structurels. Les premiers stades de l'écriture marquent bien le passage des civilisations primitives aux Etats et Nations, dès lors qu'elle permet d'organiser le commerce et d'administrer la vie locale : l'apparition des registres et des actes coïncide avec celle des premiers clercs et des premiers scribes.
Elle permet d'acter et de diffuser les règles de la vie collective et politique, de développer l'activité commerciale par la gestion des marchandises, de la trésorerie, la mise en place du crédit et de monnaie papier sous forme de billets et de lettres de change, des postes et messagerie, l'adoption de traités et de charte, la mise en place d'élections et de suffrages.
"L'écrit favorise la consolidation des Etats, non seulement parce qu'il offre la possibilité d'une communication entre la hiérarchie politique et chaque unité sociale, mais aussi parce qu'il implique l'utilisation d'un langage commun susceptible de surmonter la diversité des langues parlées et des dialectes", relève Bernadette Wynants dans son ouvrage : L'Orthographe, une norme sociale [2]. Autrement dit le langage fédère. L'adoption d'une langue unique, en marge des dialectes pratiqués par les différentes ethnies, leur permet de se constituer en Etat et de se solidariser. L'écriture est l'élément indispensable de l'ensemble des systèmes (financiers, bancaires, administratifs et bureaucratiques, juridiques...), tant dans leur construction, qu'elle préside, que pour la transcription et l'archivage des données que ces systèmes supposent. Elle est indispensable à un système qui repose entièrement sur la propriété, la capacité à rattacher un bien à un propriétaire et un propriétaire à un bien, la capacité à acheter et vendre ce bien, à le léguer et à le diviser, à le louer, à réaliser des plus ou moins values. De fait, l'ensemble des rapports professionnels, du processus de recrutement aux rapports hiérarchiques, sont bien moins dépendants des rapports interpersonnels ; les sphères privées et publiques restent séparées, les premières pouvant reposer sur des accords et rapports oraux, les secondes sur des textes et éléments d'archives.
"La pratique d’écriture semble aux antipodes d’une technique : elle est très valorisée socialement sans être pour autant précisée. Elle renvoie au génie solitaire de l’écrivain, au scientifique plongé dans ses équations, voire à l’éditeur, protecteur et garant de la culture. Il semble que ces représentations simplistes et affectives masquent l’interdépendance entre les objets matériels qui participent de l’écriture, l’activité intellectuelle et les constructions sociales", relève Eric Guichard, dans l'édition électronique de sa thèse L'internet : mesures des appropriations d'une technique intellectuelle. [3]
Une grammaire du pouvoir
"Le masculin l'emporte sur le féminin". Vraiment ? Pourquoi, alors que certaines langues, comme le hongrois, ne comportent pas de genre ? Les formes neutres existent, on leur préfère cependant en français un genre masculin fort, prépondérant, une tendance qui ne vient pas du fondement de la langue mais des transcriptions que font les linguistes et grammairiens des règles et normes du français. Ainsi le grammairien Vaugelas, qui s'appliquait à fixer de manière déterminante, en les trancrivant, les règles de ce qu'il appelait le "bon usage" du français (en réalité l'usage que la seule noblesse de la cour adoptait au XVIIe siècle tandis que le peuple faisait un emploi plus "floue" du genre dans sa pratique de la langue); transcription qui faisait la part belle au masculin. Ce n'est que progressivement, les mots latins de genre neutre se sont répartis en français entre masculin et féminin et les contemporains de Vaugelas ont largement participé à la diffusion et à l'adoption du genre masculin dans le langage. Un genre qui provient donc de la classe dirigeante de l'époque.Dès le XVIe siècle, alors que la première grammaire française a été élaborée, près de dix ans auparavant par un prêtre anglais, et que le français emprunte encore largement à l'anglais et à l'expression paysanne, François 1er ordonne que "tous arrêts et procédures seraient, à partir de cette date, rédigés et prononcés exclusivement 'en langage maternel françois et non autrement" (15 août 1539), la grammaire entreprend donc de se fixer avec le pouvoir et comme support au pouvoir.
La grammaire a souvent été une discipline au service du pouvoir : aujourd’hui, il nous faut être particulièrement vigilant(e)s pour que les descriptions linguistiques des langues ne reconduisent pas une idéologie sexiste", Y. Chevalier, Professeur de stylistique à l'université Lyon II.
C'est ce qu'il ressort de l'interview [4] que donnait Yannick Chevalier, Professeur de stylistique à l'université Lyon II, à Quentin Girard pour Libération. Si l'écriture favorise la construction des Etats, si le pouvoir a sa grammaire propre, il y a aussi une écriture de la démocratie. Ainsi, deux siècles avant l'avènement d'un genre masculin prépondérant en français, le droit de vote connaissait-il, en France comme en Angleterre, des restrictions qui tendaient à écarter le peuple peuple des assemblées représentatives, et ce n'est finalement qu'au XVIIIe siècle, sous la plume de Rousseau et du député révolutionnaire Sieyès, que furent définies les grandes lignes de la démocratie. Selon Rousseau, tout homme détient en effet une part de souveraineté. Au XIXe siècle, la démocratie est envisagée comme un contrôle exercée par le peuple sur les pouvoirs publics.
Ecriture et démocratie
S'il y a depuis toujours une grammaire du pouvoir, apparaît depuis peu un langage du commun participatif, favorisant l'interaction, la diffusion des idées, qui vient comme contrepoids d'un propos plus "étudié" : le langage électronique. Le Verbe est, demeure et restera, la première arme de la démocratie ; sa transcription est indispensable à la diffusion des idées. La Démocratie est le système politique dans lequel le pouvoir appartient à l'ensemble des citoyens. Selon la Constitution de 1958, c'est "le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple". Elle s'appuie, dans l'ensemble de ses fondements, sur des textes fondateurs(1) qui restent identifiés comme ceux qui, après les textes fondateurs des religions (Bible, Coran, Thora...), sont les écrits les plus diffusés et les plus rapidement identifiés (citez un passage des Droits de l'Homme, au hasard, et vous vous apercevrez rapidement qu'il est correctement identifié par la majeure partie de vos interlocuteurs). Que serait le suffrage universel sans sa proclamation (Constitution montagnarde -1793) ? Seul le support "écriture", et bien au-delà l' "écriture publique" rend possible la lecture d'une opinion publique ou générale. Le Verbe seul ne suffit pas à l'émergence d'une démocratie, l'écriture lui est indispensable car la démocratie requiert que l'on collecte et que l'on fasse lecture de l'expression populaire ; il s'agit donc de la consigner. Ainsi l'histoire politique des nations, leur construction même est-elle liée au développement de l'écriture, l'écriture, par la somme d'influences qu'elle imprime aux sociétés, indispensable à son maintien. L'éducation, le système scolaire, sont bien le fruit de l'écriture. "En 403 av. J.-C. à Athènes, la chute des Trente Tyrans et le rétablissement de la démocratie coïncident avec l'adoption par la Grèce d'un modèle unique d'alphabet : l'alphabet ionien. Son essor repose sur une large alphabétisation des citoyens. C'est dans un souci de non-intervention de l'État que la mise en œuvre du système scolaire est laissée à l'initiative privée : l'écriture en Grèce ne fera pas l'objet d'une confiscation par le pouvoir. La pratique de l'ostracisme illustre bien le rôle indispensable de l'écriture dans le fonctionnement de la démocratie : chaque citoyen en effet pouvait une fois par an écrire sur un tesson, ou ostracon, le nom d'un personnage qui, d'après lui, prenait trop d'importance dans la vie publique. Si le même nom apparaissait plus de six mille fois, on éloignait d'Athènes pour dix ans l'intéressé. De cette manière, la cité se trouvait garantie par l'écriture du retour de la tyrannie", indique Anne Zali, conservateur général responsable du service d'action pédagogique de la BNF, dans son article Les Grecs et l'écriture [5]. Ainsi le droit à la propriété ne peut-il exister sans les écritures, de même qu'aucun systèm moderne. Pour aller plus loin quant à l'apparition de la démocratie à Athènes et son alphabétisation, on pourra consulter l'ouvrage de Christophe Pébarthe(2) : "Athènes est-elle une démocratie en raison de ses pratiques documentaires ou bien faut-il considérer que les Athéniens connaissaient une forte alphabétisation parce qu'ils vivaient dans une cité démocratique ? Certains historiens n'ont pas hésité à s'inscrire dans un raisonnement déterministe, associant ce régime politique à l'importance du recours à l'écriture." Les pratiques documentaires, les archives, sont les premiers chantiers de chaque système social, de chaque nation. Les textes fondateurs de l'administration, de la politique, de la démocratie et des droits offrent un cadre indispensable à l'expression et à l'épanouissement des différents champs de la construction sociale.
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(1) Les textes fondateurs de la démocratie : en 1789, c'est la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qui jette les premières bases de la démocratie française. En 1793, la Constitution de l'An II fait de la France une République. En 1946, La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen est réaffirmée et complétée par le préambule de la Constitution qui précise de nouveaux droits économiques et sociaux : droit d'asile, droit syndical, droit de grève. En 1958, la Constitution de la V République intégre la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (relayée en 1948 par la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme) et le préambule de la Constitution de 1946, source : page d'Isabelle Breil, professeur spécialisé au Centre Spécialisé pour Déficients Auditifs d'Albi [8]
(2) Cité, démocratie et écriture : histoire de l'alphabétisation d'Athènes à l'époque classique, par Christophe Pébarthe, éd. De Boccard, 2006