11 - La construction par la contestation

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La construction par la contestation

Si l'abolition des normes du Français et de son orthographe peut apparaître, dans son expression, comme procédant d'un élan de contestation pure - encore est-ce à démontrer - encore faut-il garder à l'esprit que c'est l'adoption des nouveaux codes issus de ce vaste chantier de simplification de l'expression orale et écrite qui, au final, viendra constituer une nouvelle norme, elle même en butte à des évolutions futures, apparaissant en premier lieu comme dérangeantes parce que contestataires, et qui finalement finiront par être elles-mêmes bousculées. 

Ces séismes permanents, d'impact plus ou moins fort selon que la société s'efforcera d'évoluer plus ou moins vite, sont partie constituante du mouvement de construction du monde. Toute contestation aboutie sera dès lors normalisée et contribuera à l'édification de notre société. La contestation est le premier pas que l'on puisse faire vers la critique constructive, l'action spontannée et réactionnelle qui préside nécessairement à toute critique constructive. D'ailleurs, la construction de chaque individu, comme la construction des sociétés tout entière ne repose-t-elle pas sur le langage, et par extension, sur la matière écrite ? Combien d'individus reconnaissent certains ouvrages comme fondateurs de leur être, de leur construction rationnelle ? Ne se retrouve-t-on pas, enfin, dans des textes au point de voir notre vision du monde changer à leur lecture ? Dans la même proportion que nous sommes (antinomie de victimes) de notre langue, pourrions-nous en être les victimes ? La réussite comme l'échec, ont-ils chacun leur langage propre ? 

Francophonie de la déprime

Pour l'essayiste, de culture franco-américaine, Nathalie Monsaint-Baudry, les francophones seraient, de par la langue, qui utilise largement les tournures passives, des déprimés potentiels. Elle nous livre quelques-uns des éléments qui l'ont le plus interpellée, dans son article "Serions-nous victimes de notre langue ?", qui fait écho à son ouvrage Être Française et Américaine, l'interculturalité vécue, un livre téléchargeable gratuitement : "À force de nous miner le moral avec des je te l'avais bien dit ! Comme par hasard ! C'était mal parti. On n'est pas rendus. De toutes façons... fallait s'en douter. C'eût été étonnant. Fallait que ça tombe (encore) sur nous. Au train où vont les choses. Comme d'habitude. Pour qui tu te prends d'abord ? C'est toujours la même chose. Il l'a pas volé. C'est pas à nous que ça arriverait. Comme de bien entendu. De toute façon, faut pas se faire d'illusion. Comme il se doit. J'aurais dû le savoir. C'était tout vu d'avance. J'aurais dû me méfier. Et encore, c'est que l'début ! Je crains le pire... Comment ne pas déprimer avec une langue qui déprime "à elle toute seule" ? Chaque phrase est ponctuée de locutions laissant un goût d'amertume, de regret, de ronchonnerie, de rabat-joie."

La contestation, processus naturel d'admission des nouvelles normes

D'emblée, qui voudrait s'éloigner de telles manières de pensées par trop amères, tendrait à élaborer une expression plus joyeuse, plus libre, moins torturée, moins culpabilisée et culpabilisante, qui serait perçue a priori comme naturellement propre à ébranler les formes précédantes de l'expression. De même, s'éloigner des formes "alambiquées" parce qu'empiriques et que le lieu commun a adopté comme l'une des formes les plus abouties du langage, parce que reposant sur des siècles de pratiques, semblerait par trop vulgaire pour le commun, qui attend au moins une décade avant d'admettre ce sur quoi les précurseurs humaniste, idéologistes, artistes ont immédiatement jeté leur dévolu. Ainsi, toute volonté de refonte "utile", "intelligente", "pratique" du langage se verrait suspecté de contestation sauvage et grossière. Pourtant, seule la contestation préside. Car il faut avoir subi tout le poids d'un système, y compris celui du langage, pour en venir à bout de manière positive, c'est à dire pour y imprimer quelque trait de génie salutaire qui agisse par simplification.  En ce sens, la contestation apparaît bien comme un processus naturel qui permet à la nouveauté d'entrer dans la norme ; c'est un préalable incontournable qui se retrouve dans de nombreux processus de refonte spontanée. Classer in facto tout processus nouveau comme acte de contestation grossière et gratuite est encore un trait bien francophone, qui se révèle dans de nombreuses expressions de la langue. Il agit comme réflexe de prédation car la nouveauté est souvent facteur de fracture (fracture numérique, fracture sociale, générationelle...). Le changement est également facteur d'anarchie provisoire : tout nouveau système doit, pour trouver ses règles et ses normes, être éprouvé dans une semi-anarchie ; l'on pense, l'on ébauche et l'on épprouve, ce n'est que par la suite que l'on dégage les grands axes de ce système nouveau ou de ce système revu, que l'on pointe par où il s'éloigne de ce qu'il avait d'ancien, par où il apporte dans ce qu'il a de nouveau, et dans quelle mesure il apporte tandis que l'on craint encore que tout ce dont il risque de nous priver ne disparaisse irrémédiablement, n'ait plus jamais la propriété de se réaliser de nouveau.

La crainte qui diabolise le changement

Là encore, la langue française comporte un certain nombre de marqueurs, d'expressions qui révèle ce manque de foi dans le changement, cet attachement à ce qui est ancien, d'autant plus délibéré que ce qui est ancien n'est plus viable. Ce qui n'a plus lieu d'être séduit l'âme francophone ; ce qui est vain dégage une telle aura de romantisme que l'on peine à s'en détacher. La langue française n'est-elle pas celle de Don Quichotte ? Comme Sancho Panza, nous servons notre langue dans ce qu'elle a de plus absurde, dans ce qu'elle révèle toutes les faiblesses de notre culture, et plus elle se révèle sous cet angle, plus loin l'accompagnons-nous. Aussi, plus que partout dans l'espace francophone, la contestation est-elle inhérente à tout processus de construction. Apparaît-elle comme force de proposition qu'elle en est d'autant plus courageuse. La démocratie ne provient-elle pas de ce que certains ont su contester efficacement la monarchie ? Si la contestation est partie inhérente de la construction de l'individu, de la construction sociale, de la construction des Etats, l'écriture en est la clé de voûte. Contester les normes de l'écriture revient alors, subjectivement, à provoquer un séisme à peine moins violent que celui que provoquerait l'annonce du passage de l'Occident dans la catégorie Tiers-Monde. Notre société se sentirait intuitivement et dans sa masse en toute promiscuité avec l'effondrement pur et simple : sans langage commun il n'y a plus d'échange possible, plus de construction de l'individu, plus de construction sociale, plus de construction des Etats, autant dire plus d'individus dnas ce que l'individu a d'autonome et de pensant, plus de société, plus d'Etat, et par delà plus de propriété (disparition de registres, actes et archives), de preuves de filiation qui sont, de manière bien plus profonde que ce que l'on imagine, éléments stabilisateurs et rassurants de la structure familiale (actes d'état civil), plus d'infrastructures... Si personne ne sait l'importance du langage, tout le monde la ressent. La pensée massive est moins nuancée et ô combien plus subjective que la pensée individuelle et l'on pourra se référer, pour comprendre à quelle point cette pensée des masses est prégnante à toutes les formes de subjectivité et tend à méconnaître la plupart des formes de subtilité, à la Psychologie des Foules, de Gustave Le Bon. N'est-ce pas particulièrement dans l'espace francophone que l'on voit la survivance de ce mythme qui veut que le vrai précurseur ne bénéficie de quelque hommage qu'à titre posthume ? C'est que de son vivant, il est contestataire, en butte à la réprobation générale et diffuse tant qu'il n'accepte de lâcher son idée. La postérité à la française n'est pas la même qu'Outre-Altantique.

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