Journal des frères Goncourt

Version imprimable

Le Journal des frères Goncourt

Le Journal des frères Goncourt est un témoignage précis de ce pouvait être la sphère intellectuelle et littéraire, près d'un siècle après la Révolution française. A la mort de Jules Goncourt, le Journal, repris par son frère Edmond, sera d'ailleurs sous-titré Mémoires de la vie littéraire. Un témoignage d'autant plus éclairant sur la seconde partie du XIXe siècle, lorsque l'on connaît l'influence des frères Goncourt sur le monde de l'édition, et l'institution que fonda Edmond, l'Académie Goncourt. Ils s'appliquent dans leur ouvrage, à peindre des tableaux plutôt qu'à dérouler un récit ou un témoignage. Si le procédé est réussi, il semble devoir excuser, à l'époque, quelques basses calomnies et critiques envers des écrivains, artistes, scientifiques, philosophes, hommes politiques... Une sorte de presse people d'avant-garde sous couvert d'orientation artistique contemporaine !
 

Edmond de Goncourt dans son cabinet de travail.

L'intégralité du Journal des frères Goncourt est consultable sur le site wikisource.

 

Les frères Jules et Edmond Goncourt dressent le portrait des figures culturelles et politiques de leur époque, un trait précis et emprunt d'une grande clairvoyance, qui se fait vitriole dans ce qu'il ne tolère pas les esprits de petite envergure. Vous l'aurez compris, les Goncourt passaient parfois au vitriole d'une plume cinglante les personnalités de leur temps. Le fameux Journal offre le meilleur comme le pis de l'époque, essentiellement parce qu'il est écrit au jour le jour et colporte un certain nombre de ragôts. Il se compose d'un ensemble de notes, généralement brèves, prises au jour le jour, concernant le récit de leurs démêlés des auteurs avec les commissions de censure, aussi virulentes et bornées sous la IIIe République que sous le Second Empire, leurs rapports des auteurs avec la critique, souvent sévère, voire insultante : les romans des deux frères, comme ceux d'Émile Zola, ont souvent choqué leurs contemporains et les critiques pudibonds, le récit du succès ou des échecs des livres, et surtout des pièces de théâtre (la plupart des romans des auteurs ayant été adaptés pour la scène, comme il était d'usage à cette époque), ainsi que des « on dit » plus ou moins médisants entendus à droite et à gauche. Mais aussi des observations politiques, où les auteurs se révèlent antirépublicains et laissent libre cours à leur antisémitisme, des propos, entendus dans les dîners mondains et les salons, sur des célébrités sous un jour souvent inattendu. Les Goncourt ont créé l'écriture artiste : ils préfèrent les tableaux à la nature.(1) 

Peinture de la vie politique, moins d'un siècle après la Révolution

A propos d'Hippolyte Passy, homme politique et économiste français(2) : "M. Hippolyte Passy est un vieillard chauve, quelques cheveux blancs aux tempes, l’œil petit, brillant et vif, grand et allègre. Il est bavard avec délices. Il parle toujours et de tout. Son organe est zézayant, sa parole nette, son débit clair et pressé. Il a sur toutes choses au monde, non des idées mais des notions. Il a beaucoup lu, beaucoup vu et beaucoup retenu. Il a l’agrément sans fruit des non-spécialistes. Science universelle à fleur de cerveau. Une grande poursuite et une grande recherche, et une grande affectation, de l’indépendance en tout, du pouvoir, de l’opinion, des théories reçues, et des principes adoptés et des rois. Un homme du monde du Danube, lié avec toutes les Encyclopédies et brouillé avec tous les Évangiles ; ne voyant guère dans les formes du gouvernement qu’une façon de corruption, tarifiant toute chose : une papauté à 12 cent mille francs et la députation en 48 à 18 mille francs aux Ateliers nationaux. Ne croyant ni aux hommes ni à la politique ; mais uniquement aux chiffres et à l’économie politique. Mémoire très diverse et très rangée, un arsenal contre les illusions et les dévouements. […] Au milieu de l’océan de scepticisme de M. Hippolyte Passy, deux ou trois îlots verts où poussent des croyances. Au milieu des ruines de toute foi, seule debout : la  croyance à l’amélioration morale des populations et au talent des économistes."

Ils peignent pareillement le portrait de son frère, Antoine Passy, frère d'Hippolyte Passy, également homme politique français, le 22 septembre 1855(3) : "M. Antoine Passy est un homme froid, souriant mais ne riant pas. Il a, comme son frère (Hippolyte), une raillerie bonhomme. Il se raille des uns, des autres, des goûts de sa femme et de ses goûts. Esprit moins dilaté, moins étendu mais plus solide et plus assis. Homme de famille, sans grâce et sans abandon dans les rapports sociaux. Bridé, narquois, sachant se taire, causant peu et se sauvant du dé de la causerie. Fort épris, quoi qu’il dise, et fort engoué des sociétés agricoles et littéraires de province, des concours de bestiaux, y donnant son temps, son esprit et en occupant ses loisirs (géologiste, naturaliste, collectionneur de pierre et d’herbiers, traduisant de l’anglais, etc.). Anticatholique, mais moins abondant que son frère en sarcasmes sur ce point, moins bavard, sachant moins et mieux." Ainsi évoquent-ils tout à tour les frères Passy. 

Les figures littéraires de l'époque au filtre de la plume des Goncourt

C'est à la lecture d'un passage d'Edmond Goncourt écrit le 29 décembre 1894 que l'on apprend comment une femme est prise de panique après que Verlaine lui ait conté Othello : "Sur le nom de Verlaine, que je disais ressembler à un faune kalmouk, il me dit l'avoir rencontré avant-hier complètement saoul et faisant , par sa conversation animée avec une femme, un attroupement autour de de lui dans la rue ; et devant l'espèce de peur que la femme avait sur la figure, il demandait à Verlaine ce qui se passait ; le poète lui disait qu'il était en train de lui raconter OTHELLO."(4)

Dans ce passage du 28 décembre 1862, l'accent est mis sur l'absence de sens artistique de Flaubert. "Il aime l'art comme des sauvages aiment un tableau : en le prenant à l'envers." Flaubert n'a aucun sens artistique. Il n'a jamais acheté un objet d'art de vingt-cinq sous. Il n'a pas chez lui une statuette, un tableau, un bibelot quelconque. Il parle pourtant d'art avec fureur ; mais ce n'est que parce que, littérairement, l'art est une note distinguée, bon genre, qui couronne un homme qui a un style artiste, et puis c'est un anti-bourgeois. Il a pris l'antiquité à l'aveuglette et de confiance, parce que là est le beau reconnu. Mais trouver le beau non désigné, non officiel d'une toile, d'un dessin, d'une statue, saisir son angle aigu, pénétrant, sympathique, il en est absolument incapable. Il aime l'art comme des sauvages aiment un tableau : en le prenant à l'envers."(5)

Décès de Jules Goncourt, fin d'un ouvrage "à quatre mains"

Fusionnels, les frères Goncourt ont alors orienté leur vie tout entière sur le goût commun des belles lettres et les nombreux ouvrages qu'ils rédigent ensemble. Le Journal est alors principalement rédigé par Jules. Son décès, le 20 juin 1870, met fin à une riche littérature "à quatre mains", et plonge Edmond dans un désespoir dont il aura peine à sortir, et qui transpirera de manière poignante dans le Journal.

"10 heures du matin. — Toutes les secondes, je les compte par ces douloureuses aspirations d’une respiration brève, haletante. L’expression de son visage, sous sa couleur dorée et enfumée, prend avec les minutes, de plus en plus l’expression d’une tête du Vinci ; et dans les traits de sa figure, je retrouve le mystère des yeux et l’énigme de la bouche de ce jeune homme, qui se trouve, dans je ne sais quel vieux et quel noir tableau d’un musée d’Italie. A cette heure je maudis la littérature. Peut-être, sans moi, se serait-il fait peintre, et doué comme il l’était, il aurait fait son nom, sans s’arracher la cervelle… et il vivrait.  […]  "

"Nuit de samedi (18 juin) à dimanche. (...) Dire que cette liaison intime et inséparable de vingt-deux ans ; dire que ces jours, ces nuits passés toujours ensemble, depuis la mort de notre mère en 1849, dire que ce long temps, pendant lequel il n’y a eu que deux séparations de vingt-quatre heures ; oui, dire que c’est fini, fini à tout jamais. Je ne l’aurai plus marchant à côté de moi, quand je me promènerai. Je ne l’aurai plus en face de moi, quand je mangerai. Dans mon sommeil, je ne sentirai pas son sommeil dans la chambre à côté. Je n’aurai plus avec mes yeux, ses yeux, pour voir les pays, les tableaux, la vie moderne. Je n’aurai plus son intelligence jumelle, pour dire avant moi ce que j’allais dire ou pour répéter ce que j’étais en train de dire. Dans quelques jours, dans quelques heures va entrer dans ma vie si remplie de cette affection, et qui, je puis le dire, était mon seul et unique bonheur, va entrer l’épouvantable solitude du vieil homme sur la terre."(6)

 


Toutes les lettres célèbres

(1) 

Page Wikipedia consacrée à Edmond Goncourt

(2) 

Page Wikipedia consacrée à Hippolyte Passy

(3) 

Source Wikipedia consacrée à Antoine Passy

(4) 

Extrait mis en ligne et proposé à la lecture par La Gazette Littéraire, un journal en ligne à thèmes, destiné à donner envie de lire ou de relire des œuvres du patrimoine culturel français et étranger.

(5) 

Extrait mis en ligne et proposé à la lecture par La Gazette Littéraire.

(6) 

Extrait mis en ligne et proposé à la lecture par La Gazette Littéraire.

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.

Filtered HTML

  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Tags HTML autorisés : <a> <em> <strong> <cite> <blockquote> <code> <ul> <ol> <li> <dl> <dt> <dd>
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.