Senghor : la France est un arbre vivant

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29 janvier 1957, discours pour l'indépendance de l'Afrique

Senghor : la France est un arbre vivant

Tout d'abord, Léopold Sédar Senghor né le 9 octobre 1906 à Joal, étudie à la maison catholique de Ngasobil, au collège Libermann, au cours d'enseignement secondaire de Dakar puis à Paris, au lycée Louis-le-Grand, ensuite à la Sorbonne. Il apprend les lettres et la grammaire puis l'enseigne au lycée Descartes à Tours de 1935 à 1938 et devient professeur dans un lycée à Saint-Maur-des-Fossés. De 1944 jusqu'à l'indépendance du Sénégal, LS Senghor occupe la chaire de langues et civilisation négro-africaines à l'Ecole nationale de la France d'outre-mer, il était membre de l'académie française agrégé en grammaire. En 1945 sa carrière politique démarre, il est élu député du Sénégal et est constamment réélu. Ses exploits politiques continuent, il sera même élu Président de la République du Sénégal, (1960 à 1980) qui accèdera à l'indépendance, notamment, grâce à ce fameux discours.

Ce discours date du 29 janvier 1957, il l'écrit à l'adresse du ministre de la France d'Outre Mer, dans le but d'obtenir pacifiquement l'indépendance des colonies de l'Afrique, en particulier celle du Sénégal, son pays d'origine. Dans ce discours, LSS refuse et s'oppose aux décrets d'application de la loi du 23 juin 1956 qui autorise le gouvernement français à mettre en œuvre les réformes et à prendre les mesures propres à assurer l'évolution des territoires relevant du ministère de la France d'outre-mer. Il s'y oppose car d'après lui, ils manquent d'envergure et leur défense par Félix Houphouet-Boigny qui est son rival en Afrique occidentale française. Contrairement, que dans les autres discours, LSS ne mentionne aucun adversaires et défend sa thèse avec de puissants arguments. En effet, il parle par de ses points de vue donc il utilise des pronoms personnels tel que «je» et «nous» pour parler de ses compatriotes c'est-à-dire les sénégalais.

Fédérer effraye certains membres de l'Assemblée. Mais, mes chers collègues, fédérer n'est pas séparer. Fédérer, au sens étymologique du mot, c'est lier, mais sans étouffer, on l'oublie trop souvent.

Par le terme de « fédérer » LSS veut faire comprendre que son pays peut avoir l'indépendance en ayant toujours de bons contacts avec la France même si le Sénégal ne fera plus parti de ses colonies, ces deux pays pourront collaborer ou autre. Contrairement aux Antilles, qui font complètement parties de la France. En commençant son discours, parlant explicitement du problème, il étale sa thèse et donne au public de quoi se faire une idée sur son texte. Il le termine par une citation qui prouve en quelque sorte qu'ils ne veulent pas quitter « le carré France » mais avoir leur propre liberté et pouvoir voler de leurs propres ailes, tel un enfant quittant sa mère. C'est ce discours qui a eu un impact sur notre présent, c'est grâce à ce discours qu'aujourd'hui le Sénégal est indépendant es à un président comme dans n'importe quelle république dans le monde.


"Mesdames, messieurs, je dirai, en manière de préambule, qu'il nous faut « dépersonnaliser » ce débat, au contraire de ce que veulent d'aucuns qui, battus en commission, vont clamant et proclamant : « C'est un coup bas contre le ministre de la France d'outre-mer, contre le président du Conseil ; c'est la faute de Samba et de Demba. » S'il s'agissait d'examiner ces décrets sous l'angle de nos rapports personnels avec M. le Ministre de la France d'outre-mer, nous n'y apporterions sans doute aucun amendement et nous les voterions les yeux fermés. J'ai dit, lors du débat sur la loi cadre, en quelle estime nous le tenions personnellement. [...]

Le problème, donc, n'est pas d'ordre sentimental ; il n'est pas politicien, il est politique. Il s'agit d'examiner et de régler la nature des liens qui doivent désormais unir les peuples d'outre-mer au peuple de France.

Monsieur le ministre de la France d'outre-mer, vous n'avez, à mon avis, commis qu'une erreur, avec les meilleures intentions au demeurant, celle de n'avoir pas demandé, aux assemblées locales, et d'abord aux assemblées territoriales, leur avis, comme le veulent l'article 74 de la Constitution et les lois ou décrets-lois qui régissent les assemblées. Mais cet avis, il vous a été donné, Monsieur le Ministre, depuis la publication des décrets d'application, par la majorité des assemblées territoriales et par le Grand conseil de l'Afrique occidentale française. Je veux être plus précis : le Grand conseil de l'Afrique occidentale française a, dans une motion votée à l'unanimité des membres présents, condamné les décrets politiques et administratifs, et six des huit assemblées territoriales de l'Afrique occidentale française se sont, à ma connaissance, solidarisées avec le Grand conseil. Quatre de ces assemblées ont, en signe de protestation, refusé de voter leur budget avant le 1er janvier 1957. Encore une fois, il ne s'agit pas de querelles électorales, ni d'opposition de personnes, puisque les protestataires sont de tous les horizons politiques, appartiennent pour la plupart aux trois grands partis africains : Rassemblement démocratique africain, Mouvement socialiste africain et Convention africaine. [...]

Que reproche aux décrets incriminés l'opinion publique africaine ? C'est d'aboutir à une centralisation renforcée au profit de la rue Oudinot ; surtout de diviser, de « balkaniser » - osons dire le mot - les fédérations africaines et d'opposer artificiellement les territoires les uns aux autres.

On a parlé du caractère artificiel des fédérations d'Afrique occidentale française et d'Afrique équatoriale française. Pourquoi n'a-t-on pas parlé du caractère artificiel des territoires ? Sur les deux rives du Sénégal vivent les mêmes populations, Sarakolés, Toucouleurs, et pourtant nous avons été divisés. Mais venons-en aux décrets eux-mêmes. Dans cette intervention, je ne parlerai que des décrets de portée générale rapportés par M. Teitgen, et du décret rapporté par M. Alduy, qui porte réorganisation de l'Afriqueoccidentale française et de l'Afrique équatoriale française. À examiner de près les décrets précités, on constate que le résultat le plus clair de « l'opération Oudinot » est de renforcer la centralisation administrative au profit du ministère de la France d'outre-mer, pratiquement de ses bureaux, qui ont rédigé les décrets et que l'on a substitués à nous comme interlocuteurs valables, ainsi qu'au profit des hauts-commissaires. On ne peut que se réjouir de la distinction établie par les décrets entre services d'État et services territoriaux. C'est le fondement même de toute organisation fédérale d'une Nation. De ce point de vue, la définition des services d'État donnés à l'article 1er du décret n° 56-1227 est acceptable. La voici : « Dans les territoires d'outre-mer, les relations extérieures, la défense, la garantie des libertés publiques, le maintien de la solidarité des éléments constituant la République et son expansion dans les domaines économique, social et culturel, son régime monétaire et financier ainsi que la représentation du pouvoir central constituent des intérêts généraux de la République gérés et administrés par des services de l'État. » Disons tout d'abord que si cette définition, encore une fois, est acceptable dans ses grandes lignes, l'expression « son expansion dans les domaines économique, social et culturel » prête à équivoque, est source d'abus, et se doit d'être précisée. Pour nous, il ne peut s'agir, en la matière, que de simple coordination et contrôle et non de gestion. Notre seconde observation porte sur les « groupes de territoires ». Ici également, on se garde, dans les décrets, de parler de « fédérations » comme par hasard. Il n'en reste pas moins que les décrets reconnaissent l'existence de ces groupes, institués, au demeurant, par la Constitution et - je cite - « dotés de la personnalité civile et de l'autonomie financière ». Ils vont même jusqu'à leur reconnaître des « intérêts communs » gérés par des « services communs ». Nous ne demandons pas autre chose sur le plan des principes, mais seulement que ces principes soient appliqués dans les décrets, dont le rôle est précisément de les appliquer. Ce qui n'a pas été fait, comme nous allons le voir. C'est arbitrairement, à mon avis, qu'un certain nombre de services qui étaient en fait des services fédéraux - car qui paye les services en a effectivement la gestion - ont été déclarés services de l'État : ce sont les postes, télégraphes et téléphones, les douanes, l'enseignement supérieur, le réseau des stations d'émetteurs de radiodiffusion et de télévision. J'ai consulté les professeurs de droit constitutionnel, les fédéralistes européens. Je ne sache pas que, dans une fédération type, ces services doivent être obligatoirement des services de l'État. Nous disons qu'en fait, sinon en droit, ces services étaient des services fédéraux. [...] Les services précités, postes, télégraphes et téléphones, radio, enseignement supérieur, ne seront donc plus services de l'État, mais services territoriaux dans les territoires non groupés, et services interterritoriaux ou fédéraux dans les territoires groupés. [...] En ce qui concerne les cadres, aux services de l'État correspondront des cadres de l'État, aux services interterritoriaux des cadres interterritoriaux, et aux services territoriaux des cadres territoriaux. Des exceptions importantes s'imposent cependant. Comme le prévoient les décrets soumis à l'examen du Parlement, certains cadres de l'État « restent soumis aux règles statutaires qui leur sont propres ». Cela signifie que leurs statuts ne dépendent pas du seul ministère de la France d'outre-mer. C'est le lieu de signaler le cas des professeurs et maîtres de conférence de l'enseignement supérieur. Si l'on veut qu'ils soient, comme le demandent les autorités locales, les assemblées locales et les étudiants, des professeurs qualifiés, il est nécessaire qu'ils soient recrutés dans les mêmes conditions que leurs collègues de la métropole et pour cela que leurs cadres soient non seulement des cadres de l'État, mais plus exactement des cadres du ministère de l'Éducation nationale dont les membres seront détachés dans les territoires d'outre-mer. [...] Quant aux anciens cadres généraux et cadres supérieurs dont les personnels doivent être employés dans les services territoriaux, les transformer purement et simplement en cadres territoriaux, c'est s'exposer à des difficultés insurmontables. C'est condamner les fonctionnaires de ces cadres à poursuivre toute leur carrière dans un seul territoire, parfois ingrat, par exemple en Mauritanie. C'est aussi admettre que des ingénieurs, des docteurs en médecine, des instituteurs, pour m'en tenir à ces exemples, pourront avoir des statuts différents, des avantages matériels et moraux différents, suivant les territoires d'un même groupe.

C'est surtout condamner les territoires pauvres de l'intérieur à ne recruter que les fonctionnaires les moins qualifiés et en nombre insuffisant.

Il n'y a qu'une solution à ces difficultés, c'est la solution proposée par les syndicats des travailleurs et des fonctionnaires, c'est de faire des anciens cadres généraux et supérieurs, les cadres de l'État exceptés, des cadres interterritoriaux. En vérité, nous avons l'impression qu'en définissant services et cadres, en posant les principes de leur organisation de la manière que l'on sait, les bureaux ont poursuivi un double but : renforcer la centralisation et la concentration du système tout en divisant l'Afrique occidentale française et l'Afrique équatoriale française. Je ne reviendrai pas sur la centralisation réalisée au profit de la rue Oudinot, de la rue de Rivoli et de bien d'autres ministères. En ce qui concerne la concentration des pouvoirs de l'exécutif, ce n'est pas un hasard si elle se fait au profit du haut-commissaire de la République. [...] Que l'on m'entende bien, je ne suis pas contre les pouvoirs accordés au haut-commissaire « dépositaire des pouvoirs de la République » - je me suis battu en commission pour que ces pouvoirs ne soient pas diminués - mais je suis contre le fait que le chef de groupe de territoires n'est pas assisté d'un exécutif fédéral. [...]

C'est précisément dans l'organisation de l'Afrique occidentale française et de l'Afrique équatoriale française qu'apparaît le plus nettement la volonté de balkaniser l'Afrique noire.

Déjà, la Constitution du 27 octobre 1946 était sur ce point légèrement en recul sur les décrets portant réorganisation des gouvernements généraux de l'Afrique occidentale française et de l'Afrique équatoriale française ; mais ce recul, malgré tout, était plus nominal que réel, témoin la loi du 29 août 1947, qui donne comme objet aux grands conseils la gestion « des intérêts communs ». Comme le précise le rapport introductif au nouveau décret portant réorganisation de l'Afrique occidentale française et de l'Afrique équatoriale française, ce décret dispose - et c'est là une phrase très importante - que « le groupe n'est constitué qu'en vue de coordonner l'action des territoires en matière économique et financière et de développer éventuellement une infrastructure commune ».

C'est donc très clair : on veut à tout prix empêcher toute solidarité politique et administrative entre des territoires que tout lie, non seulement les structures économiques, mais encore la race, la culture, l'organisation administrative et les aspirations politiques.

C'est tellement vrai que ces solidarités politique, administrative, sociale et culturelle, on les réintroduit par ailleurs : par les pouvoirs du haut-commissaire, mais exercés par l'État, c'est-à-dire en fait par la métropole. Comme si l'on pouvait faire le bonheur des peuples sans leur participation active ! On le devine, cette balkanisation, pour notre part, nous ne pouvons l'accepter. Nous avons présenté en commission des amendements dont certains ont été adoptés. Nous avons été battus sur les autres. Nous déposerons de nouveaux amendements pour réintroduire, exercées par nous, peuples d'Afrique noire, toutes ces solidarités naturelles dont on veut nous priver. « Donner et retenir ne vaut. » Ce n'est pas là un proverbe africain, mais européen, mais français. Nous l'avons constaté à l'examen de tous les décrets politiques et administratifs : chaque fois que, dans le cadre de la loi du 23 juin 1956, on a accordé une liberté nouvelle, on s'est hâté d'en limiter l'exercice.

C'est une très vieille pratique. Lorsque, après le décret du 16 pluviôse, an II, on eut aboli l'esclavage, Danton se jeta à la tribune pour modérer l'enthousiasme des esclaves d'hier.

En somme, on a donné d'une main et retenu de l'autre. L'aspect financier du problème illustrerait, d'une manière chiffrée, cette méthode si j'avais le temps de le traiter. Mais il me faut conclure. La moindre des contradictions où s'enferment les partisans de la division n'est pas celle que voici : ils sont pour la centralisation dans la métropole et pour la balkanisation en Afrique noire. Ils sont pour l'union métropolitaine, mais pour la désunion africaine. Il y a plus grave : ils sont pour la communauté franco-africaine et contre la communauté africaine.

Nous aussi nous sommes pour la communauté franco-africaine. Des dizaines de milliers d'Africains l'ont prouvé pendant la guerre et l'Occupation en donnant leur vie ; ils l'ont prouvé non pas par des discours, mais par des actes.

Le territoire que j'ai l'honneur de représenter dans cette Assemblée se bat pour la France depuis la révolution de 1789, mais Saint-Louis-du-Sénégal envoyait aux États généraux un cahier de doléances. C'est que la communauté franco-africaine exige, mes chers collègues, comme condition préalable, la communauté africaine. Une association présuppose l'existence de deux êtres. Où serait notre être si, nous appelant à la communauté franco-africaine, vous commenciez par nous désintégrer ? Je m'adresse aux chrétiens : « Une maison divisée contre elle-même... », vous savez le reste. Quel serait le sort de l'Afrique si elle était divisée ? Mais sans doute avez-vous oublié cette recommandation de l'Écriture sainte qui veut qu'avant d'offrir un sacrifice au Seigneur - à la France en l'occurrence -, on commence par se réconcilier avec son frère. « La République une et indivisible », au sens de l'État unitaire et centralisateur - c'est par là que je vais terminer -, a été, au XIXe siècle, une exigence nationale : elle a fait la force de la France, et les volontaires avaient raison d'aller à la bataille à Valmy en criant : Vive la Nation ! Mais nous sommes aujourd'hui en 1957, au XXe siècle, à l'heure où les États et les empires les plus forts sont de structure fédérale : USA, URSS, Inde, Canada, Brésil, Allemagne occidentale, Yougoslavie et, plus près de nous, l'Angleterre qui va donner l'indépendance à la Gold Coast au sein du Commonwealth, lequel a cessé d'être britannique.

Fédérer effraye certains membres de l'Assemblée. Mais, mes chers collègues, fédérer n'est pas séparer. Fédérer, au sens étymologique du mot, c'est lier, mais sans étouffer, on l'oublie trop souvent.

S'accrocher au mythe de la « République une et indivisible », car c'est un mythe, sans quoi il y aurait dans cette Assemblée trois cents députés noirs et arabo-berbères (« Très bien ! Très bien ! » au centre), s'accrocher à ce mythe c'est, je le crains, travailler à l'abaissement de la France. C'est pratiquer l'immobilisme le plus stérile. Je vous dis que la France est un arbre vivant ; ce n'est pas du bois mort promis à la cognée. [...] Craignez, dis-je, que si l'on balkanise les fédérations d'Afrique noire, les territoires ne se tournent l'un vers Lagos, l'autre vers Accra, un troisième vers Rabat. Dakar et Brazzaville, avouez-le, sont tout de même plus françaises, puisque c'est de la France que vous avez souci.

Quand les enfants ont grandi, du moins en Afrique noire, ils quittent la case des parents et construisent à côté une case, leur case, mais dans le même carré.

Le carré France, croyez-nous, nous ne voulons pas le quitter. Nous y avons grandi et il y fait bon vivre. Nous voulons simplement, monsieur le Ministre, mes chers collègues, y bâtir nos propres cases, qui élargiront et fortifieront en même temps le carré familial, ou plutôt l'hexagone France."


Ecrit par Marie Cisko

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